Tu jettes un coup d'oeil en arrière, vers cette porte qui aurait dû demeurer silencieuse. Tu te lèves doucement, avec précaution, pour ne faire aucun bruit, pour ne pas te faire démasquer. Tu fais un pas, puis un autre, te diriges vers la fenêtre que tu soulèves d'un coup sec et précis, puis ton corps bascule, ta chevelure s'envole et tu chutes. Tu retombes sur tes pattes et t'enfuis avant que le propriétaire de la maison ne te débusque.

Il en est ainsi depuis si longtemps maintenant que tu ne te souviens même plus quand tout cela a commencé. Tu n'as plus vraiment le choix à présent. Tu es seule, désespérément seule. Livrée à toi-même, tu ne vis plus, tu survis. Tu passes de maisons en maisons que tu squattes, que tu voles, que tu utilises pour continuer sans que personne ne te remarque ou que personne ne t'attrape si trouvée tu es. Une vie de chapardeuse, malhonnête, pitoyable. Tout ça parce que tu es différente.

Tu ne t'en souviens pas, ou très peu, mais lorsque tu es née, tout te souriait. Ta naissance au sein d'une famille d'aristocrate suisse au porte-monnaie bien remplie te promettait un avenir radieux, sans ennuie à l'horizon. Que d'ironie au final. Tu étais l'une des plus jeunes enfants d'une longue portée de bébés construits au fil des années. Vous viviez tous dans le cadre rassurant mais étouffant d'un immense manoir où chaque domestique se démenait pour faire de vos vies un rêve éveillé. Du moins, c'est ce qui ressortait de loin, mais la réalité n'est pas toujours celle que l'on voit. Nos yeux nous trompent, nos coeurs n'ont pas toujours raison et même notre tête peut être piégée. Or, dans ce cas, la différence se faisait déjà sentir de l'extérieur. Comment rester aveugle quand parmi dix enfants, l'un d'eux aborde une crinière blanche comme le blizzard, des yeux aussi rouge que le sang et une peau de marbre, trop pâle pour être normale ? Un bâtard albinos, trop spéciale pour être de la famille que son entourage. Et ce fait constitua le début de ta mise à l'écart.

Car les Hesse ne sont pas non plus bête au point d'ignorer les mystères de la génétique et des mutations, mais au lieu de considérer cette anomalie comme un miracle de la nature, ils décidèrent de te mettre à l'écart du monde extérieur le plus possible pour que personne ne soit témoin de la tâche sur le tableau de famille. Ce qui signifie cours à domicile, pas de sortie de famille dans des lieux populaires, camouflage sous des couches de vêtements lors de visite... La solitude ne te toucha pas dans la mesure où tes frères et sœurs t'entouraient encore à ce moment là. Seulement, vu la situation où tu te trouves à présent, l'histoire ne s'arrête pas là.

Car tu as changé. Tes gènes ont criés lors de ta puberté précoce. Ce qui demeurait caché a éclos, telle une rose pourvue d'un millier d'épines. Ainsi, à tes 10 ans, tes attributs ont jailli. Oreilles de félin, crocs de prédateur, mais tout cela pas assez développé pour être considérée comme une vraie bête. Juste...un gros bordel. À l'intérieur comme à l'extérieur. Crise d'identité totale. Tu as paniqué, puis le dégoût t'as atteint, influencée par celui de tes proches. Tout le monde se mettait à te regarder de travers, à t'éviter, à parler le moins possible avec toi. Le pire fut le regard de ton père qui compris  à travers toi l'infidélité de ta mère. Et bam. Scandale. La bâtarde, fruit de l'union d'une humaine et de son amant hybride, ou quelque chose comme ça. Un gêne létal co-dominant qui a provoqué chez toi une mutation atrophiée, la fin de ton monde. Hors de question que tu demeures ici, que tu salisses la réputation de la lignée, que tu contamines tout le monde avec ta...bizarrerie, tes pulsions confuses, ton manque d'identité.

Alors on a posé dans le creux de ta minuscule main un billet d'allée et de non-retour vers la France. On t'a exporté comme de la marchandise, abandonnée comme un chien qu'on laisse sur le bord de la route. Et tout ça a nourri ta méfiance, ta haine, ta solitude. Et le corps que tu as tant caché, la chevelure que tu as toujours attachée, en ce jour, tu as décidé de les exposer pleinement au monde. C'est le jour de ta renaissance.

Et c'est à ce moment-là que tu as commencé à courir.

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